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Camera Silens, punks sur la ville (1981-88) : entretien avec Patrick Scarzello

La bibliothèque des Capucins/ St-Michel devait initialement recevoir le musicien et écrivain bordelais Patrick Scarzello le 16 avril pour la sortie au Castor Astral de son livre « Camera Silens par Camera Silens » . En attendant une reprogrammation de la rencontre cet automne (sous réserve le jeudi 24 septembre à 18h30), nous avons échangé quelques politesses avec l’intéressé pour revenir sur les 7 années du groupe racontées de l’intérieur par ses membres et, suite au casse de Toulouse de 1988 , l’épilogue judiciaire des 30 ans de cavale de son chanteur Gilles Bertin.

LE PRIX DE L’AUTHENTICITÉ

Questions – réponses entre Sébastien H. (Bibliothèque des Capucins / Saint Michel) et Patrick Scarzello (auteur, musicien, journaliste)  :

1/ Camera Silens, le choix de ce nom semble déjà indiquer que le groupe va être plus dur que ses ainés, les groupes punk bordelais en ST ?

Le contexte s’y prête… apparu au « Mont-de-Marsan punk festival », Strychnine se sépare à l’aube des années 80. Stalag qui a l’attitude punk, le look et le son, se dissout également. La place est libre pour la suite, ce « Punk’s not dead » issu de la mouvance anglo-saxonne, et influencé par le street punk. Plus brut, au ras du pavé, plus provincial aussi.

2/ Pourquoi faire le choix d’être plus le narrateur de leur histoire, l’assembleur de leur histoire collective ?

C’est d’abord un choix unanime des musiciens, et de leur manager. «-On ne te demande pas d’apprécier, mais de ne pas trahir » m’avaient-ils dit, lors de notre première rencontre débuts 80’s. Là, c’était un peu le même challenge… Bon, je les ai vus en concerts, passés à la question pour le fanzine « On est pas des sauvages »… Gilles narre d’ailleurs cela dans « 30 ans de cavale, ma vie de punk », de façon très touchante. Ensuite, dans les pages de « Sud-Ouest », j’ai parlé de leurs disques, des live. Et même publié en 2005 une chanson inspirée de la Camera raïa, « Le dernier des tailleurs de pierre »… qui fait à nouveau partie de mon répertoire de groupe.

3/ le 1er album fixe rageusement un Bordeaux de façades noires, de squats , de débrouilles et délinquance, d’addiction…ce n’est ni la « belle endormie » ni la ville du classement Unesco….

On était dans un autre monde… et comment. Des quais quasi-gothiques d’aspect, des squats à foison, l’assurance chômage qui assurait, une conscience collective encore de mise, et la facilité à se doper via la plaque tournante des concerts. Le thème de chacun des titres de « Réalité » peut ainsi se retrouver, au fil des chapitres, via les propos recueillis des six protagonistes. Ils se racontent vraiment longuement et, sur certains points, parfois pour la toute première fois. S’y ajoute un fan et une figure des concerts, Eric Buffard, qui narre sa vie de squatter au jour le jour… avec des mots poignants et très justes.

4/ Leur parcours, l’autoproduction, les associations, les fanzines témoignent aussi du fait que beaucoup était encore à inventer pour le rock en France…

Absolument… on était à mille lieux de l’intermittence. Camera développe un sens de l’autogestion alterno, avant le mouvement. Les fanzines font plus que leur emboîter le pas. Une asso se baptise d’après le titre d’une chanson… il y a une émulation souterraine. Tout était alors complètement en friches dans le milieu rock. Et donc tout semblait possible aussi, parce qu’on en voulait tellement plus… chacun pris individuellement, et collectivement porté par toute une génération. Petit à petit, beaucoup s’invente, façon « do it yourself » permanent, et appliqué. Camera vivra ça au jour le jour… ce qui fait le sel de sa story.

5/ Parcours aussi très provincial, si ce n’est les « Enfants du rock » le groupe se heurte au silence de la presse papier nationale

Les chroniques d’époque sur Camera s’avèrent aussi rares en national (quelques petites lignes en fait, à l’occasion des compilations), qu’il est désormais évident d’inclure le groupe dans les «100 albums cultes du punk », livre signé Christian Eudeline et préfacé par Taï-Luc. Deux époques, deux mesures.

6/ Comme pour la Souris déglinguée, difficile de ne pas évoquer Camera sans parler de leur turbulent entourage, leur clan et la violence qu’on lui associe.

Camera contingent, Camera raïa, Camera army… ce qu’on voudra. Ils sont nombreux, toujours présents y compris hors Gironde, et aussi décoiffés que décoiffants. Purs et durs. Sincères et fans tatoués. Pogoteurs et joyeusement chahuteurs. Certains font un peu la loi dans les sphères des concerts… et même les filles, facteur important du punk de toujours. Ce ne sont vraiment pas des demi-sels. Grand Claude a marqué tous ceux qui sortaient un tant soit peu dans ces années-là… on n’en fait plus des comme lui.

Tous sont remerciés sur l’album « Réalité », et le guitariste-chanteur Benoit revient sur chacun dans la bio, en détaillant largement qui est qui, ce qu’il faisait-là et l’attachement réciproque. C’est une sorte d’album de la pogo family d’alors, avec tous les débordements et les exagérations qu’on peut imaginer. Tout cela accompagne la saga… et parfois à leur corps défendant.

7/ Au départ de Gilles, Camera Silens traverse un moment de doute puis enregistre son 2nd album. On découvre alors un glissement naturel vers la soul US et jamaicaine, cette évolution semble ne pas toujours avoir été comprise sur le moment ?

Par souci de racines, ils remontent au fameux « spirit of 69 » et au rocksteady, et se découvrent des penchants soul. Ils se plongent dans les compilations Trojan et tentent même une reprise de Marvin Gaye. C’est un second chapitre sans Gilles, et même un tout autre Camera… un groupe qui se demande même s’il ne doit pas changer de nom. L’évolution surprend les fans de la première heure, autant finalement qu’elle les plonge eux-mêmes dans l’interrogation… ce qui entraînera la fin.

8/ Le groupe s’arrête en 1988 au moment ou la scène alternative française connait enfin une plus large audience que jamais. Est-ce le prix de sa radicalité, son indépendance ?

En insistant quelque temps de plus, auraient-ils pu tirer les marrons du feu ? Peut-être… mais cela ne pouvait faire partie de leurs considérations, Camera n’ayant jamais rien calculé.

La radicalité a un prix, en effet, et l’indépendance demande des gages… pas forcément toujours très conscients sur le moment.

L’histoire finit par les plomber, comme le culte peut un peu les dépasser aujourd’hui, tous… c’est aussi le prix de l’authenticité. Et puis la philo du temps allait à vivre l’instant présent, laisser la morale aux croulants. Personne n’aurait alors parié une Kro qu’on en parlerait plus de 35 ans après.

9/ Longtemps, le souvenir-quasi légende- du groupe ne pouvait être dissocié du destin de cavale de Gilles. Penses-tu qu’aujourd’hui il trouve enfin sa place dans l’histoire du rock hexagonal ?

Ca n’est pas récent, mais le fruit d’une lente reconnaissance, par petites touches. Tout s’avère en fait intimement lié, la punkitude et la dope, la délinquance et la cavale… mais pas pour tous les membres. Cela s’enchaîne et finit par dépasser chacun. Puis se produit le retour absolument fascinant, d’un rebelle au firmament… cette bio n’avait de sens qu’avec Gilles parmi nous. Sa présence, devenue comme éthérée lorsqu’on l’approchait, ainsi que sa rédemption familiale qui était en jeu. Sans parler du procès aux assises, intégralement retranscrit dans notre livre collectif, de son bouquin chez Robert Laffont et des projets en cours…

Sa participation étayée à la bio était sine qua non. Elle a été cash et facile, aussi pertinente que riche. Enfin sa validation, juste quelques heures avant de tomber dans le coma… un enchaînement d’événements des plus secouants, pour tous, premier cercle et proches.

On a commencé cette story début 2018 à Bordeaux avec Gilles, chez Jean-Marc le manager et avec Benoit… personne ne pensait au « Rest in punk » qui nous attendrait au dernier chapitre…

Le livre est ainsi devenu un ultime hommage à la vie de Gilles, et aux victoires sur les adversités… qu’il a bel et bien su traverser.

10/ Ici ou ailleurs, y’a t’il un héritage Camera Silens ?

Impossible de citer tous les groupes qui reprennent un titre, ou ceux qui rendent hommage lors d’une soirée. Il y a même un fan-club à Bogota, on entonne leurs chansons au Japon… qui, dans les 80’s, aurait pensé que tout cela puisse arriver ?

La Playlist de Sébastien H. : Camera Silens – Punks sur la ville (1981-88) :

Cliquez sur l’image pour écoutez la playlist sur YouTube Music !

 

Pour en savoir plus :

Le site du Castor Astral

Le site Euthanasie records

Le blog de Patrick Scarzello

Découvrir l’univers musical de Patrick Scarzello  : Bandcamp