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Hommage à Florian Schneider : Kraftwerk et la genèse du genre électronique

Après la pluie d’hommages qui ont suivi l’annonce du décès de Florian Shneider la semaine dernière, nous tenions à ajouter notre petit apport personnel à propos de Kraftwerk, groupe mythique aux nombreuses facettes passant par le rock, la musique expérimentale, psychédélique et bien sûr, la musique électronique.

Car si le quatuor mené par Schneider et Ralph Hütter est connu pour son influence sur la musique électronique et ses tubes synthétiques, il se trouve qu’avant leurs albums purement électroniques, leur passé en dit beaucoup sur la genèse et les bases formelles de la musique électronique. Comme d’habitude, retrouvez la playlist liée à l’article en bas de cette page.

Avant la révélation Autobahn en 1974, le groupe, qui était alors encore un duo, avait déjà sorti trois albums planants instrumentaux qu’on intégra à la scène krautrock aux côtés, entre autres, de leurs compatriotes Can, Neu!, Amon Düül et Tangerine Dream. Revenir sur ces trois albums (Kraftwerk, Kraftwerk II et Ralph und Florian) aide à comprendre en quoi le krautrock, genre hybride fait de rock psyché, de musique expérimentale et d’imagerie avant-gardiste, fut le balbutiement de la musique électronique.

Le « rock choucroute » donc, avec ses rythmiques mécaniques interminables appelées motorik beat, ses motifs hypnotiques qui se répètent, l’évolution lente et progressive de ses morceaux, réunissait déjà les éléments caractéristiques de l’electro à venir… parfois même sans aucun instrument électronique, comme en témoigne ce morceau de Neu! qui ne contient que batterie et guitares.

Cette façon de jouer inédite s’explique en partie par des facteurs socio-économiques (beaucoup de groupes dont Can, Kraftwerk et Neu! ont grandi dans la Ruhr industrielle, d’où leur attirance pour les sons métalliques et les rythmiques répétitives), mais également par la filiation des musiciens de krautrock avec la musique électroacoustique. Revenons au début du XXè siècle pour comprendre la nature de ces liens.

On trouve la première forme de théorisation d’une musique bruitiste dans le manifeste de l’italien Luigi Russolo L’art des bruits, en 1913. C’est un appel à ses contemporains à en finir avec les sons des instruments d’orchestres jugés éculés (« Y a-t-il quelque chose de plus ridicule au monde que vingt hommes qui s’acharnent à redoubler le miaulement plaintif d’un violon? ») pour se saisir des sons nouveaux qui composent la société d’alors, les sons métalliques et mécaniques des machines. (note : Kraftwerk nommeront plus tard leur label Kling Klang). Pour Luigi Russolo, cette « nouvelle musique » consiste notamment à oublier la note pour se concentrer sur le bruit, la texture qui compose le son.

De ce manifeste et des avancées technologiques de l’époque découleront les expérimentations de la musique concrète, la musique électroacoustique et la musique bruitiste de ce début de XX siècle. En plus des premiers essais d’instruments électroniques (theremine, ondes martenot, la liste est longue… se référer à l’excellent livre Les Fous du Sons de Laurent de Wilde ou aux podcasts de France Culture consacrés au livre pour aller plus loin), le matériel d’enregistrement devient matière musicale à part entière et de nouvelles techniques apparaissent : les bandes magnétiques sont découpées, passées à l’envers, accélérées ou ralenties, etc.
Ces techniques seront largement reprises par les groupes de krautrock, comme Neu! et leur guitare dont la bande a été passée à l’envers dans le morceau Hallogallo ci-dessus, ou bien Can dont c’est carrément la voix qui se retrouve à l’envers dans Oh yeah. Pour revenir à Kraftwerk, on peut entendre l’accélération et le ralentissement de la bande dans leur morceau Klingklang qui ouvre leur deuxième album (voir début de l’article), ou bien dans Ruckzuck qui ouvre le premier album.

Du côté de la musique répétitive américaine principalement représentée par Terry Riley, La Monte Young, Steve Reich ou Philip Glass, qui influenceront également beaucoup les musiciens de Krautrock, on y retrouve cette idée de motifs qui se répètent, d’évolution lente et progressive du morceau, de travail sur la texture du son qui caractériseront plus tard la musique électronique.

Tous ces courants, en plus d’avoir amené de nouvelles techniques pour moduler le son, furent des sources d’inspiration pour les musiciens de krautrock, dont Kraftwerk faisaient partie. Pour certains d’entre eux, la filiation fut même plus directe, puisque le musicien électroacoustique allemand Karlheinz Stockhausen a lui-même donné des cours de musique à deux membres de Can, Irmin Schmidt et Holger Kzukay.

C’est après cet héritage théorique et les expérimentations de la musique électroacoustique, et après les jalons formels du krautrock que Kraftwerk publiera leur premier album purement électronique, Autobahn, qu’ils considèrent parfois eux-même comme le premier « vrai » album de Kraftwerk. Boîtes à rythmes, lignes de basses jouées au synthétiseur, thèmes technologiques, voix triturées au vocoder, on trouve ici tous tous les éléments qui seront caractéristiques de la musique de Kraftwerk pour les décennies à venir. Cette recette les fera connaître dans le monde et sera la pierre fondatrice de la musique électronique à venir.

Bibliographie :
-Laurent de Wilde, Les Fous du Son, Editions Grasset, 2016
-Julian Cope, Krautrocksampler : Petit guide d’initiation à la grande Kosmiche musik, Éditions Kargo & L’Éclat, 2005 (rééd. Poche en 2008)

Pour aller plus loin :
Les fous du son, podcast de France Culture